ARGUMENTAIRE
Les crises environnementales globales (changements climatiques, érosion de la biodiversité, déconnexion des sociétés à la nature notamment) produisent aujourd’hui un contexte d’urgence impérieuse à agir. L’aménagement des territoires est à la fois une cause de ces crises et un secteur d’intervention pour en contrer les conséquences (IPBES, 2019 ; IPCC, 2023). Jusqu’alors, la prise en compte de la nature1 dans les arbitrages de l’aménagement du territoire était l’apanage d’acteurs volontaristes (collectivités comme acteurs privés), dépendants de projets politiques ou recherchant l’exemplarité. Cette prise en compte a longtemps été promue au nom des services rendus par la nature aux sociétés (Maris, 2014). Ainsi, les services écosystémiques (Méral et Pesche, 2016) et les solutions fondées sur la nature (Couvet, 2022) ont été les deux principaux leviers mobilisés au 21ème siècle pour transformer les pratiques aménagistes, lesquelles visaient jusqu'alors à organiser le fonctionnement de l’espace au service des sociétés et reposaient donc principalement sur l’anthropisation, parfois raisonnée, de la nature. Cela s’est traduit par une attention forte portée aux questions techniques : ingénierie énergétique ou thermique pour lutter contre le changement climatique ou s’y adapter, ou ingénierie écologique lorsque la nature est considérée comme un objet technique.
Il semble dorénavant que volontarisme ou exemplarité ne soient plus des options : le monde de l’aménagement est contraint de prendre en compte l’existence de la nature et la nécessité de sa préservation, à la fois par les injonctions de la société civile, par les évolutions de la loi et de, la réglementation ou encore par les labellisations et les incitations financières de l’État. Au-delà des solutions techniques évoquées, plusieurs outils existent désormais pour intégrer la dimension écologique dans les réflexions opérationnelles de l’aménagement (citons par exemple le caractère aujourd’hui incontournable des trames écologiques dans les stratégies de planification) et participent à une redéfinition de ce que pourraient être les missions de l’aménagement et de l’urbanisme (Clergeau et Bonthoux, 2016 ; Cormier 2015). Malgré cela, la dimension écologique et les usages sociaux de la nature ont tardé à émerger comme des enjeux de premier rang dans la transition appelée par l’agenda politique national. Les manifestations concrètes et récurrentes des crises globales, les mobilisations sociales ou les pratiques ordinaires face à ces changements, ou encore les réflexions portées par les philosophes (Larrère et Larrère, 2015), sont autant d’incitations à ce que la recherche en aménagement aide à penser conjointement la double dimension (sociale et écologique) des transitions à opérer dans les territoires.
Ce colloque clôt une recherche2 qui visait à caractériser les relations entre les sociétés et l’environnement d’une manière dynamique, en analysant la construction et l’avènement de transitions socio-écologiques dans l’action publique, les mobilisations sociales que ces transitions génèrent et les transformations paysagères qui en découlent. Ce colloque explore l’émergence des démarches de transition (d’initiative publique ou privée) en aménagement, à travers les tensions et arbitrages qui s’y jouent entre anthropisation et conservation de la nature. Il propose de lire ces tensions et arbitrages au prisme d’un cadre de pensée développé dans le champ de l’écologie de la conservation.
Dans les années 2000, alors que la crise écologique est de plus en plus documentée, des auteurs s’interrogent sur la durabilité des systèmes agricoles (entendue comme la conjonction de leur soutenabilité et de leur pérennité). Certains distinguent alors deux modèles de développement territorial de l’agriculture (Fischer et al., 2008), produisant deux approches radicalement opposées de la conservation de la biodiversité. La première, dite « land sparing », défend une stratégie visant à intensifier les cultures au moyen des ressources techniques (intrants, mécanisation, etc.), qui doit permettre de subvenir aux besoins de production agricole du plus grand nombre sur un espace restreint. Elle propose, en parallèle, la sanctuarisation d’espaces dédiés à la conservation de la biodiversité (Borlaug, 1972). La seconde approche, dite « land sharing », soutient le développement d’une agriculture extensive et diversifiée, avec des rendements agricoles plus faibles et des espaces mis en culture plus vastes mais proposant un modèle agronomique favorable à la biodiversité (Green et al, 2005). Pour sortir de cette controverse, certains auteurs invitent à considérer une approche mixte « land sharing both/and land sparing » (Kremen, 2015) dans laquelle ces stratégies ne s’excluraient pas mutuellement, actant que leur combinaison serait indispensable pour assurer une conservation efficace de la biodiversité.
Les sciences de la conservation se sont aussi intéressées à l’anthropisation de la nature par l’urbanisation (Soga et al., 2014), prenant part aux débats sur la densité et les morphologies urbaines (Flégeau et al., 2020) tout particulièrement dans le contexte de la mise en place de la politique du Zéro Artificialisation Nette des sols. Les recherches s’efforcent de déterminer les avantages comparatifs d’une haute densification urbaine préservant des espaces de nature de grande envergure contre ceux d’une densification douce, laissant de la perméabilité aux trames écologiques et permettant des réservoirs de biodiversité de plus petite taille. Investir les notions de « land sharing » et « land sparing » permet de porter un nouveau regard sur les arbitrages effectués par le monde de l'aménagement entre conservation de la nature et anthropisation. Ces deux modèles ne s’opposent pas nécessairement termes à termes mais ils peuvent constituer une grille de lecture des négociations qui s’opèrent dans les choix d’aménagement. L’analyse de ces négociations peut éclairer au moins trois éléments.
L’analyse de ces négociations dans le cadre de la recherche ANBioT a produit plusieurs résultats que le colloque permettra de mettre en débat. D’abord, ces questionnements se posent dans tous les territoires, qu’ils soient urbains, périurbains ou ruraux. Ensuite, ces négociations portent sur les choix à opérer en matière d’artificialisation des sols mais aussi en termes d’aménagements agro-environnementaux ou relevant de l’écologie urbaine. Enfin, outre la transformation concrète de la matérialité des espaces qu’ils génèrent, ces arbitrages révèlent la diversité des représentations de la nature portées par les acteurs de l’aménagement.
Ce colloque en aménagement et urbanisme a pour objectif de discuter avec les champs connexes en sciences sociales, sciences de la nature et avec les métiers de la conception (paysage, urbanisme, architecture) au sujet du renouveau des enjeux de l’action d’aménager face à l’urgence écologique, tant en France que dans d’autres contextes géographiques et culturels. L’ambition est de faire de ce moment un jalon théorique3 pour le champ de l’aménagement et de l’urbanisme, en discutant les concepts de land sparing et land sharing. Les réflexions seront articulées autour de quatre axes.
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